Le bal des tatoués

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rédigé par Alexandra Bay

4 octobre 2024

Les tatouages du milieu

Article publié dans le Qui ? le 17 juillet 1950. ©Retronews

Le 10 juin 1950, Robert Giraud, jolie plume, électron libre, et Jacques Delarue, inspecteur de police, publièrent « Les tatouages du milieu ». Le livre d’une soixantaine de pages fut imprimé par les éditions « Aux portes de France », dans la collection « la Roulotte ». Outre les recherches du médecin Alexandre Lacassagne imprimées en 1881, cette étude sur une pratique encore marginale était novatrice. En effet, elle capturait l’essence de la bousille Française des années 1950, toujours opérée à la triplette d’aiguilles.

Particulièrement bien documenté, l’ouvrage dévoile cet art brut et populaire, sa symbolique figurative et son caractère antisocial. « Les tatouages du milieu » contient 80 dessins, 82 reproductions photographiques et plus exceptionnel, 11 photos du célèbre photographe Robert Doisneau. L’auteur du très lisse « Le Baiser de l’hôtel de ville » découvrit Paris la nuit. C’est son ami Robert Giraud qui l’initie. Ce dernier était un poète habitué des bas quartiers. Il parlait l’argot, fréquentait les bistrots et connaissait tous les clochards de la capitale.

Couverture du livre Les tatouages du "milieu" de Jacques Delarue et Robert Giraud © D.R.
Couverture du livre Les tatouages du « milieu » de Jacques Delarue et Robert Giraud © D.R.

Le bal des tatoués

Fin juin, Robert et Jacques organisèrent une fête pour la publication du livre. Les photographes Doisneau et Pevsner ainsi que quelques journalistes immortalisèrent le « Bal des tatoués ». L’aristocratie encrée des bas-fonds parisiens y exhiba ses plus belles pièces. La soirée débuta « Aux Quatre Sergents de La Rochelle ». Ce café de la rue Mouffetard était situé à deux pas de la place de la Contrescarpe.

Les Parisiens de bonne famille fuyaient ce périmètre jugé infréquentable. Ils redoutaient d’y rencontrer les « débonnaires », les clochards et les poètes qui faisaient couler l’alexandrin à coups de rouge. En cette fin de mois, la capitale connaissait une importante vague de chaleur, plus de 35°. Les soiffards s’abreuvèrent de piquette et les esprits s’échauffèrent. Les rires et les éclats de voix résonnaient sur les pavés. Olivier, le patron du bistrot, dégagea vite fait les agités ! « Pas de publicité, où nous serions envahis par une horde de singes lubriques et grimaçants ».

La place de la Contrescarpe à Paris en 1952. © D.R.

Concours de tatouage

La fête se poursuivit alors à deux pas de là, dans le plus ancien bal musette de Paris. « Les Escarpes » était une enseigne familiale située place de la contrescarpe. Les baluches en France avaient mauvaise presse. Lieux mal famés où triomphaient jadis les Apaches au coup de schlass facile. D’ailleurs, les bancs et les tables étaient vissés au sol pour éviter qu’ils se tapent dessus avec. Ce soir-là, l’ambiance était bon enfant, les tatoués étaient les rois du spectacle, mais les « frimants » leur emboîtèrent le pas. Le dessinateur humoristique Gus muni d’un crayon à encre recouvrit les peaux vierges de ses fantaisies.

La blonde Simone, bon chic, bon genre, exhibait une caricature de Gus sur son dos.

Ainsi, un serveur exhibait sur son front : « N’oubliez pas le garçon merci ». Sous-entendu, pensez au pourboire. La fine équipe organisa un concours. On s’amusa alors à repérer les faux tatouages. L’éditeur portait une guillotine encadrée par la fameuse expression « Promis à Deibler », le célèbre bourreau décédé en 1939. Rappelons que la peine de mort tranchait toujours les têtes en 1950 ! Durant la soirée, même les femmes affichaient des « inscriptions charmantes et éphémères » sur leurs cuisses, leurs bras ou leur dos : « motifs symboliques, arabesques ou plaisantes caricatures, etc. » La blonde Simone, bon chic, bon genre, exhibait une caricature de Gus sur son dos. Elle gagna le concours du plus beau tatouage et l’on immortalisa le dessin au côté de ceux d’un vrai tatoué.

Le bal « Les escarpes »

À l’aube, invitée par Robert Giraud et Pierre Mérandol, la chanteuse Fréhèl avec ses Charentaises « rugissait » au micro du réalisme 1925. Un style musical sombre qui était populaire durant la période d’entre-deux-guerres. Le clochard Léon-la-Lune accompagnait à l’harmonica la vieille femme à la voix de « contralto râpeux ». Une ambiance idéale pour René de Montreuil, Claude l’insensible ou Roger la casquette. Les compères exhibèrent leurs « graffitis » empreints d’amour, de fatalisme et de mélancolie. Le photographe Doisneau immortalisa « le bal des tatoués » avec une série de magnifiques clichés.

Dans la vieille salle qui connut les bals d’Apaches, dignes des mystères de Paris, les snobs, les mondains et les belles dames se tortillent les hanches en mesure et chaloupent du bassin. 

Citation issue de l’article du V, 18 février 1951

Le journal Qui ? consacra deux pleines pages à cette soirée mémorable. Le journaliste Jean le Conte évoque Richardo l’homme le plus encré, de la tête aux pieds, mais aussi le père Maurice, tatoueur de son état. Ce vieil habitué du quartier des Halles affirme être le fils de la célèbre Goulue. Il arbore sur son abdomen la reproduction du tableau à l’effigie de sa mère par Toulouse-Lautrec ! Une photo du Père Maurice en train de piquer une femme au bassin de l’arsenal invite le client à prendre rendez-vous.

En 1951, Mérandol et Giraud reprirent le bal Les Escarpes. Ils présentèrent des spectacles avec le poète de la rue Mouffetard André Gellynck et l’homme insensible Claude. Ce docker sur Seine se plantait des épingles de nourrice dans la peau. Ils invitèrent également la chanteuse Fréhel, toujours accompagnée du musicien Léon de la Lune. Elle mourut peu de temps après. Ainsi, le V conclut : « Dans la vieille salle qui connut les bals d’Apaches, dignes des mystères de Paris, les snobs, les mondains et les belles dames se tortillent les hanches en mesure et chaloupent du bassin. »

Source :

Qui ? 17 juillet 1950

Paris-presse, L’Intransigeant, 4 avril 1950

V, 18 février 1951

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