Felix Leu, le Zeitgeist du Tattoo

Felix Leu, le Zeitgeist du Tattoo

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Avec le livre « Felix Leu », la famille Leu rend un très bel hommage à son patriarche. Publié sur Seedpress, l’ouvrage riche en iconographies nous dévoile le parcours atypique du Suisse. Inspiré par Kerouac, Félix part sur les routes dès l’âge de 16 ans. À New York, le Suisse de 20 ans s’éprend de Loretta Buscaglia. Le couple fonde rapidement une grande famille, avec Filip, Ama, Aia et Ajja.

En 1978, Félix Leu devient tatoueur. C’est un bon moyen de gagner sa vie, de voyager et de rester libre ! Ce hobo et artiste dans l’âme devient très vite un précurseur du « Tattoo renaissance ». Avec une carrière de 20 ans, Félix lègue un important héritage artistique et technique à sa famille ; dont Filip est désormais le porte-étendard.

Texte : Alexandra Bay – Article publié dans Tatouage Magazine

Felix Leu in Lausanne Switzerland 1988. Photo by Neil Labrador

En 1978, un camion roule à toute berzingue, musique rock à fond, sur les routes sinueuses des montagnes Yougoslaves. Il s’agit de Felix Leu, un futur tatoueur de renommée internationale. Le Suisse voyage en compagnie de son pote Robbie Jack, un anglais typique aux bras tatoués. Les acolytes sont partis de Londres pour rejoindre le Kosovo en camion. Felix a embrassé le mode de vie beatnik dès l’âge de 16 ans. Il a 33 ans, alors l’aventure, ça le connaît !

D’ailleurs, en Angleterre où il vit, Felix a retapé cet ancien camion de livraison de journaux. Il l’a transformé en nid douillet pour sa femme Loretta et ses 4 enfants Filip, Ama, Aia et Ajja. C’est la raison pour laquelle il a confié sa petite famille à des amis en Angleterre. En effet, Felix et Robbie Jack vont faire des affaires au Kosovo. Ils achètent des produits artisanaux pour les revendre. Cette fois-ci, Felix part avec le camion chercher des broderies et des tapis Kilim. Cependant, il va y découvrir sa future vocation !

Le destin a jeté brutalement le tatouage sur mes genoux. Bang. Flash !

Felix Leu, 2002

Dans une interview de 2002, l’homme aux cheveux ébouriffés et à la longue barbe se remémore : « Un matin chaud et poussiéreux, alors que nous nous préparions à quitter l’un de ces petits villages, nous avons été approchés par un groupe d’adolescents qui, après avoir beaucoup parlé en langue des signes avec une poignée de mots allemands, français et anglais, nous a fait comprendre qu’ils pensaient que nous étions des tatoueurs itinérants. Le seul indice du malentendu était les tatouages de mon ami Robbie. « 

En voyant toute cette agitation, Felix a un déclic. Le Suisse poursuit : « Je pouvais certainement dessiner les tatouages de Robbie sans aucune difficulté. Je savais que c’était mon avenir. Le moyen idéal de gagner de l’argent. Un commerce direct et sans intermédiaire. » En 1978, Felix a 33 ans et c’est le métier idéal pour ce « hobo » dans l’âme. Il va se lancer à fond dans le tatouage par amour des arts et de la liberté. Des valeurs qui guident ses pas depuis l’âge de 16 ans.

Mais qu’importe : la route c’est la vie !

En 1961, Felix a 16 ans. Il vit chez son père en Suisse. Le jeune homme se sent décalé avec l’existence bourgeoise qu’il mène. Il ne s’adapte pas au système scolaire traditionnel. Felix se souvient « J’ai grandi dans un environnement où le tatouage était considéré comme étant de la classe ouvrière de bas étage, et dans le pire des goûts, tout cela étant négatif. Plus tard, alors que je commençais à chercher mes propres valeurs, ma vie m’a conduit au mouvement beatnik. »

Étouffé par ce cadre rigide, Felix fuit et rejoint sa mère Eva Aeppli, une artiste bohème. En auto-stop, il se rend à Paris pour retrouver Eva et son compagnon Jean Tinguely, un sculpteur reconnu. Inspiré par le livre de Jack Kerouac « La Route », il décide de trouver sa propre voie. En Europe, Felix vagabonde pendant 4 ans. Il apprend à survivre et se débrouille pour vivre de son art. C’est littéralement un « hobo ».

Je ne tatouais pas une personne si je pouvais sentir qu’elle n’était pas absolument sûre de vouloir un tatouage.

Tattoo Rules de Felix Leu, 2002

En 1965, Felix est à New York. Il a 20 ans et assiste son beau-père Jean Tinguely. Ils organisent une exposition qui met en scène ses sculptures, machines poétiques. Il rencontre alors Loretta Buscaglia, une artiste de son âge. Loretta se souvient : « Je me tenais à l’entrée d’une grande et somptueuse salle de réception du Jewish Museum de New York. […] Mes yeux ont balayé la pièce et la foule scintillante à l’intérieur et j’ai vu un jeune homme très grand et mince me regarder de l’autre côté. […] Ses cheveux châtain clair étaient ébouriffés et il ressemblait à un artiste, un rebelle et un esprit libre. C’était Felix, et alors que nos yeux se fermaient, il y a eu une étincelle et j’étais vraiment intéressée. »

Ils tombent follement amoureux. Felix et Loretta sont des âmes sœurs. Ils ont la même vision d’une vie idéale nourrie par les arts et la liberté. Ils bourlinguent ensemble et fondent une famille assez rapidement. Le couple est heureux, mais cette existence hors normes demande un certain nombre de sacrifices. Ils doivent parfois se serrer la ceinture. On revient alors en 1978, l’année où Felix part en Yougoslavie pour faire du commerce. Et « Bang, Flash ! » Dans ce petit village de montagne, les dieux lui font cadeau de l’art du tatouage. Son destin est désormais tracé !

Tattoo Jocks shop sign painted by Felix in 1978 London U.K. photo by Lal Hardy

Tattoo Jock, à King’s Cross

En 1978, de retour de Yougoslavie, Felix souhaite apprendre à tatouer. Son ami Robbie Jack lui parle d’un studio près de la gare King’s Cross. Felix parcourt longuement les annonces du magazine « Time Out » avant de réussir à trouver l’adresse de « Jock’s Tattoo Studio ». Le boss s’appelle Jock Liddell. C’est un Écossais connu sous le nom de « Tattoo Jock ». Depuis 1948, Jock exerce dans une minuscule boutique près de King’s Cross, nichée entre deux sex shops.

Felix décrit le studio : « Jock’s était un très petit endroit, un vrai petit trou. Il y avait une fenêtre dans la porte, cette fenêtre était en maille de fer et il y avait du verre blindé et la porte de Jock était très solide. Jock avait un buzzer sous sa table, s’il aimait ton regard, il te laissait entrer. L’endroit était minuscule, vous entriez et il y avait cette petite salle d’attente où il avait des flashs sur les murs. »

Je n’ai jamais travaillé malade ou autrement indisposé, car je savais que mon travail ne serait pas à la hauteur, et je ne me souciais pas de savoir si vous aviez attendu six mois pour notre rendez-vous.

Tattoo Rules de Felix Leu, 2002

Felix Leu démarche Jock Liddell pour un apprentissage. Impressionné par sa motivation, le tatoueur accepte de lui transmettre les ficelles du métier. Felix va alors se former à l’observation. Il sait déjà dessiner. Il a l’art dans les veines et puis il a fréquenté le San Francisco Art Institute.

Felix se rappelle : « […] j’ai commencé à y aller une fois par semaine. J’ai passé tout mon temps là-bas avec mon visage juste à côté de son visage, donc j’étais à la même distance du tatouage sur lequel il travaillait. Je suppose que c’est ainsi qu’il savait que je voulais vraiment apprendre. Nous nous sommes bien entendus. »

Après plusieurs mois, Felix se sent prêt à débuter sa carrière professionnelle. Son projet est d’ouvrir une boutique à Goa, en Inde. Jock lui vend une rotative Lynk, la première machine de Felix. Il lui offre également un dermographe de sa fabrication. Avant leur départ, Felix et Loretta font le plein de fournitures chez Spaulding & Rogers. Une fois bien équipée, la famille Leu décolle pour Goa.

Artwork by Felix Leu, 1978

Tattooing Ask Here

Une nouvelle vie démarre à Goa. Felix et Loretta louent une grande maison de 10 pièces dans le nord de Baga. Elle est située face à la plage, ombragée par un palmier. C’est un havre de paix avec des couchers de soleil magiques sur l’océan. Le couple est heureux, même si l’installation électrique reste vétuste et qu’ils n’ont pas l’eau courante. Le « Summer of Love » joue les prolongations dans ce cadre idyllique. Felix et Loretta vont y ouvrir leur studio de tatouage. Felix dessine des affiches aux couleurs vives pour signaler son activité aux habitants et touristes de passage. C’est le fameux « Tattooing Ask Here » qui apparaît sur la couverture du livre « Felix Leu ».

Felix tire son inspiration de son nouvel environnement, mais aussi de sa clientèle. L’Inde attire de nombreux hippies et voyageurs en quête de mysticisme. Alors, le tatoueur leur propose des motifs liés à la spiritualité : des dieux indiens, des lotus et des signes Om. Il imagine des designs symbolisant le voyage comme des plages, des palmiers et des soleils couchants. Chaque flash semble enfermé dans une fenêtre, comme une carte postale souvenir de Goa. Felix combine sa propre inspiration artistique avec le désir de ses clients. Il travaille souvent en free hand, à main levée sur la peau.

Je n’ai utilisé que des pigments de tatouage établis depuis longtemps, qui avaient fait leurs preuves au fil des ans et qui n’avaient rien à voir avec la plupart des nouvelles couleurs qui apparaissaient sur le marché. 

Tattoo Rules de Felix Leu, 2002

Au fil du temps, Felix décide de se tatouer, sinon, ce serait « comme posséder un restaurant et ne pas goûter la nourriture. » Il va réaliser sur son avant-bras gauche un grand tribal noir avec des vagues et des volutes de vent. C’est une conception avant-gardiste. La mode du tribal débute seulement quelques années plus tard. Il dessine le motif au bic et pique le tatouage en une séance.

Loretta l’aide en étirant sa peau. Felix se tatoue à la rotative durant 8 à 10 heures d’affilée. Son bras triple de volume, mais le résultat est à la hauteur de ses espérances. Felix et Loretta s’encrent mutuellement les parties visibles de leur corps et deviennent des publicités vivantes de leur art.

Le style moderne de Felix et l’hospitalité du couple attirent toujours plus de voyageurs à Goa. La véranda de la maison est le témoin d’échanges culturels et artistiques, durant les séances de tatouage. Les clients restent parfois de longues heures, à discuter, à boire le thé, à observer Felix à l’œuvre, et ce, sur fond de musique rock. La réputation des Leu s’exporte déjà bien au-delà de Baga.

Felix tattooing his left forearm with Loretta stretching, Goa, India, 1978

Tattoo Jangoo

Après plusieurs années passées à Goa, la famille Leu déménage à Bombay. La ville est un carrefour des cultures de l’Ouest et de l’Est de l’Inde. La grande cité est particulièrement vivante. Felix et Loretta se réjouissent de ces bonnes vibrations, nouvelles sources d’inspiration. Ils louent un appartement à l’hôtel Shelley, dans le quartier animé de Colaba. Leur court passage à Bombay est un épisode important dans la carrière de Felix. En effet, il rencontre Tattoo Jangoo, un éminent personnage du tatouage indien. L’homme tatoue le soir et la journée, il est le Docteur Kohiyar, un psychiatre respecté par ses pairs.

Passionné de tatouage depuis l’enfance, le Dr Kohiyar manie le dermographe. Il encourage les vocations auprès des artistes en herbe de la ville. Il leur met le pied à l’étrier en leur fournissant du matériel et les connaissances. Il correspond avec des tatoueurs du monde entier. Il collectionne aussi de nombreux livres sur le sujet. D’ailleurs, il offre à Felix et Loretta une copie du précieux « Tattoo Trade Secrets » du Dr Lemes III, MD.

Grâce à ce livre, le couple approfondit ses connaissances techniques. Dans « Tattoo Trade Secrets », le Dr Lemes s’entretient avec des artistes réputés comme Don Ed Hardy, Robert Benedetti, Kazuo Oguri et Cliff Raven. Il recueille de nombreuses informations sur comment ajuster ses machines, fabriquer ses aiguilles, mélanger les couleurs, etc. Le Dr Lemes liste aussi les différents fournisseurs de matériel de tatouage. « Tattoo Trade Secrets » devient une référence majeure pour Felix et Loretta.

Tattoo transfers drawn and used by Felix Leu

L’appartement 34

En 1981, la famille Leu quitte l’Inde pour la Suisse. Ils s’installent à Lausanne, dans un canton où le tatouage est légalisé. Ils vont poser leurs valises dans le quartier de Rôtillon, ancien secteur des artisans tanneurs, maroquiniers, etc. Il est situé dans la partie historique de la ville. Des rues labyrinthiques, de vieux immeubles en pierre avec des ateliers bourrés de charmes. Dans la rue centrale, Felix et Loretta louent un petit appartement au n° 34. Ils n’ont plus autant d’espace qu’en Inde, mais le loyer est bon marché et ils peuvent tatouer en toute légalité.

Felix et Loretta travaillent sans relâche. Ils comptent des journées de 12 heures et plus. Cet investissement et la patte unique de Felix contribuent à leur succès. En effet, Felix est un pionnier du « Tattoo Renaissance ». Depuis Goa, il façonne son style. Il tire son inspiration de la science-fiction ou de la bande dessinée.

Si je ne pouvais pas maîtriser un design artistiquement ou si je n’avais aucune inspiration, je ne le faisais pas. J’envoyais le client à quelqu’un d’autre.

Tattoo Rules de Felix Leu, 2002

Il est l’un des premiers tatoueurs à ajouter des éléments biomécaniques, psychédéliques ou « pop art » dans ses tatouages. Il est également un précurseur de la technique free hand, à main levée. Il veut que le tatouage soit vivant et épouse les formes au plus près. Alors, il dessine quelques lignes au bic sur la peau, puis pique directement le motif au dermographe.

L’appartement n° 34 devient un repère d’exception à Lausanne. La famille Leu conserve leurs habitudes « beatniks ». L’encens et la musique rock’n’roll se diffusent en continu dans le studio. C’est un lieu chaleureux et accueillant. On invite le visiteur à retirer ses chaussures avant d’entrer dans les locaux. Loretta propose du thé servi à l’Indienne, dans un verre. Le client se sent à son aise, comme un membre du foyer. Se faire tatouer par Felix est une expérience à part entière.

Félix et Loretta dans l’atelier n°34 rue Centrale, Lausanne, 1991

The Leu Family’s Family Iron Tattoo Studio and Museum

Dès les années 80, Felix devient une figure locale et internationale. Les jeunes tatoueurs lui rendent visite comme s’ils allaient à l’« université du tatouage ». En effet, Felix aime partager son savoir avec eux. D’ailleurs, Felix et Loretta débutent une « base de données ». Felix correspond avec des tatoueurs du Japon, des USA et d’Europe. Ils échangent des photos. Felix en fait des livres de collage.

Il les met à disposition des clients pour leur donner des idées. La collection compte plus de quarante livres numérotés. Dans l’immense bibliothèque du studio, les visiteurs peuvent également consulter des livres de flashs ou de référence sur l’art du tatouage. Le couple souhaite éveiller chez leurs clients de nouvelles inspirations et ainsi, ouvrir de nouveaux horizons artistiques.

À la fin des années 80, Felix et Loretta partagent le studio avec Filip. À l’âge de 18 ans, le jeune tatoueur devient déjà célèbre pour sa maîtrise technique. Il faut dire que Filip baigne dans le milieu depuis l’âge de 11 ans avec ses visites régulières au studio de Tattoo Jock.

Je respectais tous mes clients et je considérais qu’il était de mon devoir de les servir au mieux de mes capacités.

Tattoo Rules de Felix Leu, 2002

Felix estimait qu’il devait transmettre ses connaissances et son savoir technique à ses enfants. Il va leur apprendre à manier le dermographe, mais c’est Filip qui reprend le flambeau familial. Felix et Loretta vont en profiter pour repartir sur les routes. Dans leur fourgonnette, à la « roots », ils voyagent en direction de l’Espagne, puis du Maroc.

Au début des années 90, Felix, Loretta et Filip renomment le studio « The Leu Family’s Family Iron Tattoo Studio and Museum ». Au-delà du simple studio de tatouage, c’est un lieu d’échanges dédié à cet art. Le logo de la famille devient ce fameux crâne barbu avec son casque de fer. Une image qui symbolise à la fois la force et la sagesse.

En 1998, Felix dessine une série de flashs de tatouage traditionnel, en hommage à l’héritage du tatouage occidental. Cela fait plus de 20 ans qu’il évolue dans cet art. C’est un retour aux sources pour l’artiste. Il signe ses flashs Don Feliz. Tandis que Loretta devient Y Maria. Il s’agit d’un nouveau chapitre dans leur vie. En effet, Don Feliz tombe malade et arrête de tatouer. En 2002, il rejoint les dieux du tatouage, mais reste dans le coeur de sa famille.

Felix tattooing at the Geneva Convention in 1992

ACHETER

Publication : 4 juillet 2019
Édition limitée : 1 000 exemplaires
Prix : € 150.00
ISBN : 978-0-9551109-8-6

Alexandra Bay

+++ Auteure de LOVE, TATTOOS & FAMILY, (ISBN : 2916753214) +++ Co-Fondatrice de FREE HANDS FANZINE +++ TATTOW STORIES +++

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