Depuis plus de dix ans, Michael Joseph parcourt l’Amérique profonde pour sa série photographique Lost & Found. Photographe de rue, il capte l’essence même de la communauté des hobos — ces vagabonds sans attaches. À travers ses images en noir et blanc, il dévoile la dureté d’un quotidien parfois implacable, mais aussi la liberté et la joie de ceux qui choisissent de vivre sans chaînes. Dans ses clichés, Michaël saisit l’expression d’une jeunesse à la fois fragile et résolue, une jeunesse qui brûle la vie sans regret. Un regard sincère, empreint de vérité, sur des vies qui se frayent un chemin en dehors des normes. Entretien avec le photographe.
Texte : Alexandra Bay – Photos : Michael Joseph

Alexandra Bay : Le titre « Lost & Found » (objets perdus/trouvés) semble riche en significations. Qu’est-ce qui l’a inspiré pour ta série de photos ?
Michael Joseph : Le titre « Lost & Found » est représentatif de nombreux thèmes. Comme mes sujets sont constamment mobiles, voyageant parfois seuls ou en groupe (en « crews »), ils sont constamment en train de se perdre et de se retrouver, à différents endroits, au fil du temps et partout aux USA. Certains quittent la maison parce qu’ils se sentent perdus et cherchent à trouver quelque chose, peut-être eux-mêmes, en cours de route. Je suis toujours intéressé de voir ce que chaque voyageur a « trouvé » au fil des ans, surtout lorsqu’il décide de réintégrer la société et de s’installer. La plupart des voyageurs font avec ce qu’ils trouvent et ce que les autres perdent ou donnent.
Tout comme Sailor Jerry, ces voyageurs des temps modernes quittent la maison pour voyager en auto-stop et en train. Ils contournent le « rêve américain » pour une existence plus libre.
Michael Joseph
A.B. : Tu évoques la Beat Generation. En quoi ces deux générations se rejoignent-elles dans leurs valeurs et leurs révoltes ?
M.J. : Kerouac a introduit l’expression « Beat Generation » en 1948 pour caractériser un mouvement de jeunesse perçu comme underground et anticonformiste à New York. La rébellion des beatniks était contre la société matérialiste de la classe moyenne américaine. La Beat Generation a trouvé un moyen de se rebeller contre les horreurs qu’elle a vues dans la société en s’en éloignant, mais non sans être entendue. Leur rébellion s’est faite par le biais de la littérature et était celle de l’expression de soi. Les voyageurs se rebellent également contre une société matérialiste et sont quelque peu clandestins, mais non considérés comme une sous-culture.

A.B. : Cette communauté peut-elle être qualifiée de « Hobo » ?
M.J. : Vous pourriez appeler cette communauté « Hobo », car c’est une référence aux Hobos de l’ère du Dust Bowl ou des années 30 aux USA. Une grande partie de la musique que les voyageurs créent est centrée sur les trains et/ou les chansons itinérantes. Beaucoup de tatouages que les voyageurs portent sont des symboles originaux que les Hobos du passé utilisaient comme communication souterraine. Par exemple, si vous voyiez le symbole d’un cercle traversé par deux flèches parallèles, marqué sur un poteau ou près d’une maison, cela signifiait « sortez vite ». Trois lignes diagonales signifient « Un endroit peu sûr ».
Le tatouage est très important pour cette communauté. Non seulement c’est une forme d’expression de soi, mais c’est un identifiant et/ou un rite de passage dans l’appartenance/la formation identitaire à cette sous-culture.
Michael Joseph
A.B. : Comme Sailor Jerry, qui faisait des trains de marchandises son école de la vie, ces jeunes voient-ils le voyage comme un passage initiatique, une quête de soi ?
M.J. : Oui ! Tout comme Sailor Jerry, ces voyageurs des temps modernes quittent la maison pour voyager en auto-stop et en train. Ils contournent le « rêve américain » pour une existence plus libre. Pour certains, cela est motivé par les difficultés ou la nécessité, mais pour Sailor Jerry et de nombreux autres voyageurs, il s’agissait juste de l’envie de voyager et d’être sur la route. Ils ont commencé par faire des tatouages « stick and poke ». Il n’y avait pas d’équipement sophistiqué, juste une épingle attachée au bout d’un crayon enveloppé dans du fil dentaire ou, avec de la chance, une vraie aiguille de tatouage.

A.B. : Quel trait rassemble tous ces voyageurs malgré leurs parcours différents ?
M.J. : Il y a quelques points communs. La plupart quittent la maison en raison d’une situation familiale déséquilibrée. Beaucoup partent à la recherche de liberté ou ont un sentiment d’errance. Beaucoup ont le sentiment de ne pas s’intégrer aux gens de leur communauté d’origine. Ils partent donc chercher des personnes qui leur ressemblent davantage. Malheureusement, la maladie mentale et la toxicomanie se retrouvent dans la communauté des voyageurs. J’espère qu’ils formeront un système de soutien les uns pour les autres lorsqu’ils trouveront leur chemin.
La force réside dans leur capacité à se contenter de peu et à rejeter les attentes de la société quant au chemin « correct » à suivre.
Michael Joseph
A.B. : Tu dis que leur peau est comme un livre ouvert. Quel rôle joue le tatouage dans leur identité ou leur histoire personnelle ?
M.J. : Le tatouage est très important pour cette communauté. Non seulement c’est une forme d’expression de soi, mais c’est un identifiant et/ou un rite de passage dans l’appartenance/la formation identitaire à cette sous-culture. Certains tatouages sont de vieux symboles d’hobo. D’autres sont des symboles de squatteurs ou spécifiques à certains « crews » ou groupes de voyageurs. Ce sont des mots ou des phrases à vivre ou des rappels de la philosophie personnelle. Ils peuvent être faits au moyen d’une méthode « stick and poke » (à l’aiguille). L’encre est mélangée aux cendres d’un voyageur décédé, en sa mémoire.

A.B. : Beaucoup de ces jeunes se tournent vers le tatouage facial, souvent perçu comme une forme de suicide social. Est-ce un choix délibéré ? Une forme de rejet assumé des normes ?
M.J. : Les tatouages faciaux sont vraiment leur volonté. Ils agissent comme un identifiant pour cette sous-culture. Un voyageur avec des tatouages faciaux sait que si un membre de la « société ordinaire » lui parle ou s’approche de lui, c’est qu’il peut voir au-delà de son apparence. Cela signifie alors que cette personne doit être une bonne personne.
A.B. : Penses-tu que cette jeunesse cultive une vision idéalisée de la liberté, comme celle que portait Kerouac ?
M.J. : Je ne pense pas qu’ils aient une vision romantique de la liberté, car ils mènent une vie rude et dangereuse. Ils vivent de nombreux instants à la fois personnels et scéniques, tous empreints de beauté. Mais il y a aussi des moments d’ennui en attendant un train, de faim lorsqu’ils ne trouvent pas de nourriture, et d’inquiétude s’ils font de l’auto-stop avec la mauvaise personne. S’ajoutent la douleur et les risques liés à la maladie, aux infections ou aux fractures.

A.B. : Malgré sa marginalité ou ses errances, en quoi cette jeunesse conserve-t-elle une forme de force ou de lucidité ?
M.J. : La force réside dans leur capacité à se contenter de peu. Ils rejettent également les attentes de la société quant au chemin « correct » à suivre. Au contraire, ils tracent leur propre voie, à leur rythme. D’une certaine manière, ils sont très intelligents. Ils voient les États-Unis, et parfois le monde, bien plus que la plupart des gens ne le verront. C’est une vie difficile, mais elle peut aussi être très enrichissante.
Ne craignez pas la mort, mais une vie inadaptée.
Phrase tatouée sur l’abdomen d’un hobo
A.B. : Quel souvenir reste gravé en toi après ces rencontres ?
M.J. : J’ai photographié un voyageur très connu nommé Ekasah. Nous avons noué une relation pendant de nombreuses années. Je l’ai photographié deux fois, à des années d’intervalle. Grâce aux réseaux sociaux, je suis devenu ami avec sa mère. Elle m’a envoyé un peu de ses cendres par courrier quand il est décédé. Elle savait que j’irais à la Nouvelle-Orléans à peu près au moment où beaucoup de ses amis y seraient. J’ai aidé à organiser son mémorial. J’ai apporté les cendres et j’ai aidé à les distribuer.Ce fut une expérience marquante. Je suis heureux d’avoir pu honorer sa mémoire. J’ai également pu la partager avec tant de personnes qui l’aimaient à travers le pays.
A.B. : Peut-on vraiment vivre en marge toute sa vie aux États-Unis ?
M.J. : Les voyageurs vivent en dehors des limites de la société. Ils ne se soucient donc pas trop de leur « vie ». Leur vie, si elle est courte, mais pleinement vécue, est bonne pour eux. Comme un voyageur l’a tatoué sur son abdomen : « Ne craignez pas la mort, mais une vie inadaptée. »
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